Tous les matins, tous les soirs, je les entends de mon poste. Les corbeaux, au risque de se répéter, s'égosillent à qui mieux mieux : croi, croi, croi ! Je crois qu'ils veulent me dire quelque chose. Je tends un peu mieux l'oreille : croi-sens, croi-sens, croi-sens. Ce que je crois a-t-il un sens ? Ce que disent les corbeaux en a-t-il un ? De quoi parlent-ils vraiment ? Je ne comprends pas. La croissance ? L'a-croissance ? C'est drôle, un mot pourrait-il être lui-même et son contraire ? Dans ce croissancement généralisé, de tous ces corbeaux croissansant sur tous les toits, sur toutes les ondes, dans tous les journaux, je ne comprends plus ce qu'ils veulent dire. Au lieu de brailler aux corneilles, ne pourraient-ils pas se poser un peu, souffler, réfléchir quelques minutes et m'expliquer vraiment le sens de leurs discours. De quoi parlent-ils ? La croissance, oui, mais de quoi ? La croissance d'une racine, cherchant un peu d'humidité ? La croissance de la glace sur un étang gelé ? La croissance sans quoi n'a pas de sens !
La croissance, c'est un accroissement, c'est quand quelque chose grandit et se développe, comme la croissance d'un enfant que l'on mesure de temps à autres à l'aide d'un crayon rouge sur une toise. Grandir, se développer, c'est sain, c'est naturel pour une plante, pour un jeune. Mais si tout croassait, que deviendrait le monde ? Si les nuages croissaient sans cesse, quand reverrions-nous le soleil ? Si la température ne cessait de croître, comment se rafraîchirait-on ? Si le niveau de la mer s'accroissait toujours, faudrait-il installer les ports dans les montagnes ? Il y a bien quelques croissances que l'on espère durables et pour chacun : la croissance de l'amour, celles de la paix et la joie, la croissance de la santé et du bonheur, mais c'est parce que ces choses-là sont souvent trop rares ou fragiles et quand on en dispose, on n'a plus besoin de croasser pour les invoquer. A un certain moment, ces croissances ne sont plus indispensable.
Quand ils croassent, les corbeaux n'ont pas de notion de limite ni de besoin ni de nature. Il faut la croissance, il faut croasser, parce que c'est dans leur nature de corbeau de croasser. Comment leur expliquer que leurs braillements me tapent sur le système, qu'il ne mène à rien, qu'il n'est qu'une illusion, un miroir aux alouettes pour corbeaux ? Croasser aiderait-il à croître ? à y croire ? La croissance est-elle un formule magique ? une prière auto-réalisatrice ? une incantation maléfique d'oiseaux de mauvais augure ? Une oraison à dieu Baal ? Ca en a tout l'air, tant les mots n'ont plus de sens ; tant l'évidence semble incontournable. Ce dieu, quel est-il ? Peut-être sa majesté des corbeaux, logeant dans l'un de ces palais qu'on appelle bourse, ou à la City de Londres, ou dans un chalet helvète. Ce dieu invisible, tant il est discret, n'a édicté qu'un seul commandement, la croissance, ce qui fait que ce dieu et la croissance se confondent. Ils ne font qu'un. Ce dieu est puissant car il a convaincu tous les corbeaux du monde à croasser d'une même voix. Mais la croissance est fragile, elle se fatigue parfois, s'essouffle et a tel point qu'on la perd et ce sont les corbeaux qui doivent s'époumoner à qui mieux mieux pour l'a rappeler. La croissance ! La croissance ! Encore plus ! toujours plus !
La croissance est solitaire. On dit bien La croissance, pour souligner qu'on ne voit qu'elle, qu'il n'y a qu'elle qui compte. En fait, il y a plusieurs croissances, mais quand on parle Des croissances, la croissance est morte de trouille, et tous les corbeaux qui la désirent follement avec. Se pourrait-il qu'elle ne soit pas la seule et unique ? Se pourrait-il que d'autres croissances puissent lui ravir sa prééminence divine et majestueuse ? Se pourrait-il que d'autres croissances cherchent à porter ombrage à son pouvoir absolu ? Alors pour ne pas la froisser, on parle plutôt de la décroissance, mais en réalité, il s'agit des croissances de tout ce qui a du sens, ces croissances durables que je citais plus haut, et toutes leurs copines : la croissance de l'amour, de la convivialité, de la solidarité, de la paix, de la joie. Elles ne sont subordonnées à aucun dieu et chacun s'accordera à reconnaître que ce sont ces croissances-là qu'il faut appeler à gorge déployer, car elles sont bien plus indispensables, car elles sont aussi encore plus fragiles et discrètes.
Les prises de bec avec les corbeaux brayard s'annoncent âpres.
Pourtant s'ils se posaient quelques minutes sur une branche, s'ils regardaient un peu le monde autour d'eux, s'ils allaient à la rencontre des terriens, peut-être leur ramage changerait et leur plumage suivrait...